Andy, de son nom d'origine Andrzej Młynarczyk, naquit à Gdańsk, tout au nord de la Pologne. Sa mère, Agnieszka Młynarczyk, y naquit, y grandit, et peut-être y fût-elle restée jusqu'à la fin de ses jours, si sa route n'eût pas croisé celle de Noah Rosenstein. Américain d'origine juive polonaise, il était venu quelque peu en pèlerinage en Pologne, sillonnant les terres slaves, jusqu'à échouer à Gdańsk et y faire la connaissance de cette jeune pâtissière officiant dans une petite échoppe le long de la Marina, aujourd'hui disparue. Les pâtisseries colorées et le sourire de la jeune femme eurent tôt fait de gagner son coeur autant que son palais, et leur idylle dura plusieurs années, si bien que Noah prolongea son séjour au-delà des congés initialement prévus, unissant son destin à celui d'une goy que sa famille ne considéra jamais comme appartenant à leur monde. Sans doute espéraient-ils que cette passade restât éphémère, et que Noah revînt dans le droit chemin bientôt.
Il n'en fut rien.

Tout au contraire, alors même que leurs Dieux n'avaient pas unis leurs destins, Agnieszka annonça la grossesse qu'elle venait de découvrir à Noah, et si l'enfant naquit sur le territoire polonais, il n'y séjourna que quelques années. Trop jeune pour en garder des souvenirs précis, transparaît encore des promenades le long des canaux, de la Motława ou de la Martwa, l'apaisement que lui procure toujours le clapotis de l'eau. Il ne se souvient guère du voyage vers New-York, mais retrace parfaitement les années à écumer les rues de Brooklyn encore aujourd'hui.

La famille d'Agnieszka n'apprécia pas son départ, et les ponts furent coupés avant même que l'avion ne l'emportât de l'autre côté du globe. Leur amour sera plus fort que ça, pensait-elle, plus fort que tout, malgré leurs confessions différentes et l'intolérance des siens. Des leurs, même, puisque les R. ne l'accueillirent jamais à bras ouvert, ne considérant même pas Andrzej comme leur petit-fils, lui qui ne pouvait être juif, ni même légitime. Sa mère ne s'étant pas convertie, il était né hors mariage, et s'ils ne reniaient pas complètement leur fils, la famille qu'il fondait n'avait à l'évidence guère d'existence à leurs yeux. Qu'importe, songeait Agna. Ils leur prouveraient, tous les trois, qu'ils avaient tort. Qu'ils seraient heureux, et que Dieu ne leur en voudrait jamais de ces entorses au dogme, s'ils continuaient de marcher dans ses pas au quotidien malgré tout.
Pendant un temps, sans doute eut-elle raison.

Andy avait à peine sept ans, quand un terrible carambolage emporta son père. Ses souvenirs restent morcelés, et la tristesse diffuse. Il ne comprenait pas vraiment, à l'époque, et était incapable d'exprimer ce qu'il pouvait en ressentir. Davantage encore, c'est la douleur qui dévastait sa mère qui le submergea. Pendant des semaines, des mois, incapable de verbaliser ce qui tempêtait dans son coeur, il fut pris d'accès de violence, seul exutoire aux maux qu'il ne savait comment guérir. La moindre frustration finissait en crise interminable, coups de pieds, de poings désordonnés et cris déchirants. Les cauchemars peuplaient ses nuits, les fragmentaient à coups de réveils en pleurs. Il fallut tout l'amour et la patience du monde à Agna pour apaiser leur douleur commune. Et le soutien de la paroisse auprès de laquelle elle oeuvrait déjà depuis quelques années.

C'est dans la communauté plutôt progressiste déjà pour l'époque de leur quartier, entourés par les autres familles catholiques que le garçon grandit, embrassant plus ou moins la culture maternelle par la force des choses. Afin de simplifier leur intégration, Agna prit la décision de demander l'américanisation de leurs noms. Agnieszka Młynarczyk devint Agnes Miller, et Andrzej, Andrew. Surnommé Andy par ses camarades, il était perçu comme le bon camarade, parfois un peu trop défenseur des causes perdues, peut-être. Si l'école l'ennuyait profondément, il s'en tenait au minimum syndical pour ne pas s'attirer les foudres de ses enseignants et, surtout, ne pas décevoir sa mère. Il s'en sortit sans grand honneur, mais sans trop de mal non plus, son diplôme général en poche, plus pour lui faire plaisir qu'autre chose. Agnes avait trouvé un poste dans une petite boulangerie du quartier polonais, et cumulait les heures supplémentaires au dinner du coin pour joindre les deux bouts, si bien que dès qu'il put, Andy commença à donner un coup de main au garagiste d'à côté, arrondissant ainsi leurs fins de mois parfois difficiles. Et quand bien même ils n'avaient pas grand chose à partager, ils mettaient un point d'honneur à toujours participer, d'une manière ou d'une autre, à la vie de leur paroisse.

C'est dans ce garage de quartier qu'il fit la connaissance de Christine. La jeune femme vint déposer sa voiture, par un de ces hasards de la vie, un peu inquiète mais bien vite rassurée par Andy : Sa voiture n'était pas toute jeune et la ventilation du moteur avait fini par lâcher, rien de bien dramatique. Le véhicule arrêté aussitôt qu'elle avait vu mille voyants s'éclairer, elle n'avait rien endommagé d'autre, et il ne faudrait guère trop d'effort pour le remettre en état. Juste patienter le temps de la commande de la pièce défectueuse. Quelque peu soulagée la jeune femme avait pu rejoindre le petit local d'art qui s'ouvrait à quelques rues de là, où elle commençait tout juste à oeuvrer. Mutée depuis Manhattan, il lui faudrait découvrir le quartier et si elle était censée attendre l'appel d'Andy pour récupérer son engin, elle revint pourtant le soir-même au garage, jouant d'audace pour l'inviter à dîner. Dès lors, ils ne s'étaient plus quittés.



Pour le meilleur et pour le pire, jusqu'à ce que la mort vous sépare...

Après quelques années sans doute trop idylliques, Christine fut à nouveau mutée, au Canada cette fois. La décision fut difficile pour Andy, qui concevait difficilement d'abandonner la mère qui avait tout donné pour lui derrière eux. C'est Agna qui leur simplifia la tâche, acceptant sans trop de difficulté de quitter le quartier dans lequel ils avaient fini par trouver leur équilibre pour suivre son fils de l'autre côté de la frontière nord. Les adieux à la paroisse qui les avait portés des années durant ne furent pas si faciles à faire, pourtant c'est avec une certaine sérénité qu'ils emménagèrent tous les trois dans cette petite maison de North End. Il faut croire que Dieu souhaitait les mettre davantage encore à l'épreuve, car Agna ne connut que peu de temps les plages haligoniennes. Son coeur s'arrêta simplement une nuit, la mort l'emportant sans prévenir et sans douleur pour autant. L'office fut sobre, mais émouvant, prouvant l'implication que l'émigrée polonaise avait déjà manifesté au sein de la communauté locale. Et c'est dans le soutien de celle-ci et l'amour inconditionnel de son âme-soeur qu'Andy trouva la force de surmonter ce premier drame.

Ce ne fut malheureusement pas le dernier.
Ils avaient trouvé un équilibre, quelques années tout au moins, entre le garage où oeuvrait Andy, la minuscule galerie que Christine s'évertuait à maintenir à flot, la brigade de pompiers où le mécanicien s'était engagé et la mission locale où la galeriste offrait de son temps. Un coquelicot tout de noir tracé avait trouvé sa place à l'intérieur du biceps du slave, un seul de ses pétales peint en rouge en mémoire de sa défunte mère, et la paroisse était devenue un autre refuge. Jusqu'à ce qu'un cancer foudroyant emportât la jeune femme, en quelques mois seulement et malgré les traitements qui, leur assurait-on, se déroulaient de façon positive. Ce fut trop pour Andy.

Incapable de surmonter la douleur de cette nouvelle perte, il sombra dans une dépression grave qui manqua de le mener à sa propre perte. Malgré le soutien de la communauté dans laquelle ils s'étaient engagés, il fut évident qu'il avait perdu goût à la vie, délaissant tout ce qui jusqu'à présent animait ses journées. Comment continuer à vivre, quand il ne reste plus personne pour donner un sens à cette vie ? Et pourquoi Dieu s'était-il ainsi acharné sur eux ? Surtout, pourquoi lui avoir offert une si belle âme-soeur si c'était pour la lui reprendre trop tôt ? Il se voyait finir ses jours avec elle, couple de petits vieux radotant sur le port d'Halifax ou ailleurs... Il n'en serait jamais rien et ces rêves à jamais inatteignables le déchiraient.

Le fond du gouffre dans lequel il s'enlisait de plus en plus fut atteint le jour où il se vit au coeur d'un brasier, songeant fermement à ne pas en sortir. Ce sont ses camarades pompiers volontaires qui le tirèrent des flammes, et la brigade qui le poussa à accepter un rendez-vous avec un psy. Le diagnostic fut posé sans peine, mais le chemin vers sa reconstruction long et semé d'embûches. Les conseils ont plu de toutes parts, généralement bienveillants, parfois pertinents, parfois beaucoup moins éclairés, faute de connaissance réelle du sujet. Mais si Andy doit bien admettre une chose, c'est qu'il n'est pas resté complètement esseulé.

C'était il y a quatre ans, déjà.
Quatre années de rendez-vous réguliers, de médicamentation, de hauts et de bas plus ou moins visibles. Quatre années durant lesquels aux anti-dépresseurs et anxiolytiques censées atténuer son anxiété sociale grandissante se sont ajouté les fumées de cigarettes et les bouteilles de bière vides. Oh ! Jamais jusqu'à l'ivresse, se défend-il. Pourtant, les bulles houblonnées font bel et bien partie de son quotidien vespéral...

Rester dans cette maison aux trop lourds souvenirs n'était plus supportable ; il a déménagé en colocation dans une petite maison colorée rappelant quelque peu les premières photos de cet album qui retrace sa vie, depuis sa naissance à Gdańsk, à quelques pas des jetées. Un second pétale rouge a fleuri sur son bras, et si le slave oeuvre toujours pour la mission locale, plus vraiment par conviction religieuse, dit-il, mais davantage par souci d'altruisme, s'il continue son engagement volontaire auprès des sapeurs pompiers, cherchant à l'évidence à trouver un sens concret à son existence, et s'il passe le plus clair de son temps dans le petit garage de quartier qui l'a engagé, sans doute pour éviter de se retrouver seul avec lui-même et ses pensées, le sourire reste rare sur son visage.

Sauf peut-être lorsqu'il s'adresse à ce berger allemand récupéré in extremis en fourrière, répondant au nom évocateur de Bogdan donné par Dieu. Comme quoi, quoi qu'il puisse en dire, et malgré son absence des offices religieux depuis des années, sa foi n'est peut-être pas complètement oubliée...