Il est trop calme, ton fils.

C'est physique. Feryel a une tension abyssale. Il a appris à relancer la machine quand elle menace de passer en régime basse consommation, en fermant et rouvrant rapidement ses poings et, dès qu'il en est capable, en marchant de long en large. Il s'expose au soleil, boit du vin rouge, rien n'y fait. Par moments, des sueurs froides et des cauchemars de chute le réveillent en pleine nuit, terrifié d'avoir senti son coeur trop proche de s'arrêter de lui-même ; une bonne décharge d'adrénaline qui le relance pour cette fois. Qui sait combien de temps cela va durer... Il lui est parfois pénible de dormir seul, mais il a passé l'âge de réclamer qu'on lui tienne la main par peur de ne pas se réveiller.

Son pseudonyme dans le groupe, pour l'hilarité des plus infantiles, est Fery Godmother.

Ils ont tous choisi un pseudonyme. La plupart d'inspiration américaine, pour se fondre dans la masse, même si leurs gueules de figurants de Sergio Leone ne s'y prêtent guère. Samastian, Coalbyrn, Flemingway, Swan Dorthy, Nick Hadley, Dyan Ashrenew... et puis les plus inattendus, Jack Mecislas, Kartago Naut, Torian et Oryale, Sahra, Joacken... Vilnius Boisselier, celui qui a fait un mot à Fery pour qu'il aille s'abriter chez sa mamie à Halifax. C'est son meilleur ami sans doute, et étrangement, le seul du groupe avec lui à ne pas comporter la lettre A. Mamie Boisselier lui a appris à naviguer l'environnement local et à en cuisiner les plats.

"Moscou est loin, le ciel est haut." (Proverbe sibérien)

Longue, vieille histoire, aux racines brisées. Le régime soviétique a jeté sur les rivages sibériens deux jeunes mères d'Asie mineure, éperdues d'horreur et enceintes jusqu'aux yeux, tandis que les pères étaient avalés par le goulag. En échange, les éleveurs de rennes locaux ont été déportés dans les mines des montagnes afghanes, donc tout le monde est content... Les deux enfants sont nés, une seule jeune femme a survécu. Elevés ensemble, amoureux dès l'âge de la parole, fidèles à travers toutes les épreuves, ce furent beaucoup plus tard les parents de Feryel. Facile d'échapper un jour à ces rivages sibériens qu'aucune autorité ne peut vraiment surveiller.

Ton père, c'était pas un homme.

Enterrement sommaire, sans signes religieux. Un corps rejoint un autre corps, qui pourrit là depuis une décennie déjà. Feryel a eu deux pères. L'un des deux l'a mis au monde. L'autre a bientôt été victime d'un accident de travail, repêché déjà gelé, un veinard ; tant d'autres disparaissent pour de bon. Son père restant était un petit homme silencieux aux mains menues mais tannées qui travaillait, buvait et fumait pour deux. Il changeait souvent de job, quand l'équipe le chahutait de trop près. Il a tenu le coup le temps d'assurer à Feryel un bon métier, qui le conduirait loin de Dutch Harbor et du parfum sanglant des pêcheries. Ils n'ont jamais eu l'amour du territoire.

Il a l'oeil, ton fils.

Oeil rapace, mais sans violence, adepte de la rapine, habile à jauger de la valeur. Apprenti orfèvre aux doigts d'or, à la grande ville d'Anchorage pleine de touristes naïfs venus du Sud et du monde entier. La vie étudiante, étrange, extérieure, difficile à comprendre mais fascinante, vaste joyau clinquant, étincelant dans la nuit. Les autres seront encore jeunes à trente ans, quand lui était adulte à seize. Les premiers amis. Les midnight movies, le Midnight Circus, ce clan informel aux regards torves dont il est devenu le petit frère, en un instant et à jamais. Les gars louches, les copines bizarres, la transformation et les confidences de Samastian. Pour la première fois, Feryel appartient à un groupe. Il est le garçon respectable et distingué qu'on envoie en éclaireur.

Un dernier coup et on arrête.

L'enquêteur de trop. Il va les pincer, celui-là. Il est déjà dans le lit de Feryel et l'écoute murmurer en dormant. Il est temps de se disperser. Chacun a de quoi se payer la belle vie, pour plus ou moins longtemps, selon le degré de dépense. Les motos rugissent en direction des quatre points cardinaux. A Halifax, pour la première fois de sa vie, Feryel découvre l'amour du territoire, lorsqu'il pose ses valises et remonte ses manches pour retaper, en prenant tout son temps, la Maison de la Sorcière. C'est comme ça qu'on l'appelle mais Mamie Boisselier lui a promis que sa défunte amie était une dame très bien... juste un peu particulière.

Ce n'est que moi : Monsieur le Directeur.

Quelle blague, ce titre. Il lui arrive d'en rire sous cape, comme un gamin fier d'un jeu de mots. La maison hantée, il l'a rachetée sur un coup de tête dès son arrivée et ne s'est d'abord pas mêlé de son fonctionnement, se contentant d'engager un manager pour organiser les choses sur place et mener le recrutement d'une nouvelle équipe. Tout ça tombait en ruines, le rétro c'est très bien dans le milieu mais les normes de sécurité, c'est très bien aussi. Il a fini par s'en faire une petite passion. Il suggère des décors, des personnages, des costumes, des musiques ou autres bruitages. Il joue l'exigence, l'élégance. Petit escroc.

Encore un mauvais rêve, Fery ?

Ils passent de temps en temps. Bien sûr, Vilnius vient voir sa mamie, et les autres passent pour le saluer. Il les aime parce qu'ils ne croient en rien, des punks, des voyous, des sauvages des temps modernes. Ils ne se laissent définir par personne, et avec eux il ressent cette solidité émotionnelle des liens qui se tissent sans contrainte, sans obligation, par pure envie. Il est nostalgique de cette ambiance qu'il a connue sans doute, petit enfant, entre ses parents réunis. Une sorte de reconnaissance parce qu'ils auraient pu simplement se lasser de lui et le jeter à l'eau.
Pourquoi le Monstre a-t-il été jeté à l'eau ? Probablement pour rien. Comme s'il y avait des justifications à cela. Et pourtant, ils le font sans cesse. Il vit parmi eux mais n'en fera jamais entièrement partie. C'est pourquoi il a besoin du Cirque, à minuit et toujours, présent et absent : un rempart de toile et de folie entre lui et les raisons des autres.