Les fêtes de fin d'année me rendaient particulièrement nostalgique. Mais je ne voulais pas me laisser aller. Je ne voulais pas non plus tomber dans la tristesse. Le spectre de mes excès après la mort de ma fiancée planait sur moi et je savais que j'avais échappé au pire, j'étais assez lucide sur ce fait. Alors, j'essayais de me laisser prendre dans la folie consumérisme qui commençait à secouer la ville. Alors, je me laissais aller à flâner devant les stands provisoires qui commençaient à fleurir un peu partout. Je ne cherchais rien de particulier, mais sans doute je me laisserais tenter par quelque chose qui me plairait. Ou qui me ferait penser à quelqu'un.

J'avais tout de même quelques cadeaux à faire, des collègues, des connaissances. Pas énormément de monde, mais ils seraient sans doute un peu triste si je les oubliais et je supposais en plus que j'aurais aussi quelques babioles en retours. Des odeurs de plats rares ou de boissons plutôt consommés à cette période me chatouillaient parfois les narines au détour d'une ruelle. Ce n'était pas encore la folie, mais déjà le nombre de curieux augmentaient devant les vitrines qui se paraient au fur et à mesure de leurs plus belles décorations. Le froid pourtant de plus en plus mordant ne chassaient pas les gens qui se seraient les uns contre les autres pour échapper aux coups de vent parfois subits.

Je me laissais tenter par un verre de vin chaud et j'achetais pour la fille d'une amie, une boîte à secret en bois, c'était le genre de trucs qu'aimait les jeune femmes de son âge, non? Je n'étais pas encore en service, donc j'étais habillé comme monsieur tout le monde. Pourtant, je laissais traîner mes yeux et mes oreilles, plus par habitude que réelle préoccupation. Le lait de poule, ce serait pour une autre fois, je voulais garder la maîtrise de ma consommation d'éléments avec de l'alcool dedans. Je continuais de me promener sans but, regardant l'heure de temps en temps parce que je devais remplacer un collègue d'astreinte tout à l'heure. Et je devais me changer avant.

Entendant un bruit sec, je me retournais ce que je pensais un instant pour essayer de voir de quoi il s'agissait, rien de grave, apparemment, juste un porte clefs vite ramassé, je bousculais quelques passants devant un nouveau vendeur. J'avais sûrement plus avancé sans rien voir ce que je pensais et je me hâtais de m'excuser pour ma maladresse. Je jetais un coup d’œil curieux à la marchandise proposée, il y avait plus de monde devant cet artisan ci. Des petites sculptures en bois flotté, plutôt bien faites d'ailleurs. Et un gars en faisait des petites à la demande en quelques minutes, ce qui avait fait que les gens s'étaient accumulé à cet endroit. Je souris, légèrement amusé, me demandant si je pouvais offrir ce genre d'objet à quelqu'un.

C'était peut-être ça, l'esprit de Noël. Les joues roses et le sourire de ta mère.  Son bras levé, en signe d'aurevoir, au travers de la foule . La perspective d'une journée paisible, sans disputes. D'un sapin tout décoré, malgré les maigres cadeaux qu'on pourra se permettre de donner à ton petit frère, encore cette année. Un après-midi de répit pour elle et la perspective d'une petite rentrée d'argent. Enfin, c'est ce qu'elle espère, de ces barbouillis que je dois vendre, aujourd'hui. Des petites toiles pittoresques remplies de paysages maritimes, de mer, d'écume, de coquillages et de phares, au couchant. Je me suis beaucoup amélioré, tu sais? C'est de plus en plus réaliste. Des explosions de couleurs qui ravissent enfin ta mère et qui lui donne l'espoir que je me remette du choc de ton absence.

Je lui souris en retour et lui envoie la main, d'un geste chaleureux. Tout est sous contrôle. Ton petit frère dort dans sa poussette, épuisé par les glissades de la matinée et moi... Moi, je dois vendre au moins une de ces foutues toiles et proposer des auto-portraits, aux passants. Je porte le gobelet de chocolat brûlant à mes lèvres. Un grand luxe qu'on n'aurait pas pu se permettre si le père de Cindy ne nous avait pas un peu aidé, pour les comptes. Je n'aime pas être ici. Mes vraies oeuvres m'attendent, au sous-sol.

Elles nous attendent toi et moi, tu comprends?
Mais je vois le regard que ta mère portent sur elles. Elle, elle ne comprend pas.
Elles attendront. Aujourd'hui, j'ai promis d'aider un peu ta mère à surveiller Ollie et à rapporter un peu de fric. Elle veut acheter un joli cadeau à ta grand-mère.

J'inspire.  Je me sens inutile, entre ces rectangles de couleurs. Je me réchauffe les mains et gribouille dans mon carnet en espérant qu'un touriste sera assez clément ou naif pour s'arrêter. Les artisans autour de moi savent ce qu'ils font, eux. Les pièces qu'ils vendent sont à couper le souffle. Ce sculpteur en face, que je dessine, a vraiment du talent.

Un mouvement de foule, est-ce l'instinct de mon ancien métier, mes épaules se crispent. Les pires trucs peuvent arriver, avec tout ce monde. Les images me reviennent et le myocarde s'emballe. Ce n'est qu'un type. Un type qui panique pour un porte-clefs tombé par terre.

Et puis cette silhouette se détache du lot. Une silhouette que je ne connais que trop bien. La mine de mon crayon s'arrête, la honte me submerge. Que pensera-t-il de me voir là, en train de vendre des toiles, de faire du babysitting au lieu de faire la loi?

"Harvey? Hey... ça fait un bail."

M'achètera-t-il une toile?

Qui n'a jamais eu ce sentiment de magie des fêtes de Noël ? Cet émerveillement à chaque coin de rue à la vue de nouvelles lumières et décorations, cette inspiration profonde à côté des bougies senteur cannelle ou cookie, les mains tâtant les matières douces des bonnets et autres peluches en laine. Étant arrivé il y a moins d'un an, Timo n'avait aucune idée de ce qu'était l'Evergreen Halifax Festival. Mais les bannières accrochées en ville et ses collègues ne parlant que de ça lui avaient vite mis la puce à l'oreille.


Timo comme tous ceux qu'il connaissait, adorait cette saison, il allait toujours aux marchés de Noël, à Düsseldorf, à Berlin, il ne manquerait pas celui d'Halifax ! Néanmoins, sa joie était légèrement atténuée. Il avait téléphoné à Gabriel avant de venir. Il avait dû lui annoncer qu'il n'avait pas pu prendre quelques jours autour de Noël pour rentrer en Allemagne dû à sa prise de poste récente. Il se retrouverait seul pour les fêtes dans un pays étranger. Sa famille, même son père, ainsi que ses amis lui manquaient. Il avait l'impression de nouveau de s'être coupé de toutes les personnes qu'il connaissait.


Mais l'euphorie des fêtes ne serait pas écrasée par sa propre morosité ! C'est pourquoi il était parti au festival malgré tout et équipé d'un bon bonnet, d'un bon manteau, de bons gants et d'une bonne écharpe ! Il se sentait comme un enfant, papillonnant de stands en stands, les yeux écarquillés à chaque petite lumière, figurine ou objet étalé sur les présentoirs. Il s'était d'ailleurs retrouvé sans même s'en rendre compte avec une pomme d'amour à la main.


Timo ne cherchait rien de particulier, des petites babioles à offrir à des amis et des collègues, peut-être d'autres choses encore pour décorer ou déguster chez lui. Peut-être y aurait-il quelques sucreries ou conserves qu'il pourrait envoyer en Allemagne pour les fêtes à défaut d'être là lui-même ! Il s'achèvera la même chose et peut être Nils, Gabriel et lui pourraient se faire un apéro en visio ?


En attendant, il regardait un stand de boucles d'oreilles. Il hésitait à en acheter pour Athena, celles en boules de Noël vertes avec un grelot à l'intérieur. Il savait déjà que s'il les lui offrait, elle passerait la soirée entière avec et ne les ressortirait plus avant Noël suivant. Le cadeau parfait ! De mauvais goût, inutile et sortable seulement par occasion particulière.


Son regard dériva au stand adjacent où des tableaux étaient exposés. Son œil fut directement attiré par les peintures, quelque chose de magnétique se passant entre les couleurs peintes et l’allemand. Il n’y connaissait rien, mais il prit le temps de les regarder quand même. Quand son regard passa par le tenant du stand il ouvrit les yeux de surprise.


- Rory ?


Puis il vit que celui-ci était déjà en train de parler à un autre client.


- Ah pardon ! Je voulais pas vous interrompre !

J'allais repartir voir ailleurs quand une voix m'interpelle. C'est quelqu'un qui me connaît vu qu'il utilise mon prénom. Je ne tarde pas à repérer l'individu en question. J'en reste comme deux ronds de flan. Il n'est même pas là en tant que touriste, mais bien comme artisan ayant une place sur cette partie de la rue. Je m'approche, en souriant légèrement. C'est une sacrée surprise de le trouver là. Je fais le tour pour mieux voir ce qu'il fait, tout en le saluant. «salut Rory, oui, ça faisait un bon moment dis donc.» Je ne l'avais pas oublié, juste que le contact s'était un peu distendu avec le temps.

«Comment ça va? Je ne savais pas que tu étais un artiste.» Je n'avais jamais posé la question et lui même n'en avait jamais parlé non plus. J'étais surpris car je trouvais qu'il s'en tirait plutôt pas mal du tout, à mes yeux de néophyte. Même si j'aimais les peintres classiques, je n'y connaissais pas grand chose. Je ne savais pas définir son style, à la fois beau et un peu étrange. Je le sentais tendu, je ne comprenais pas pourquoi. Peut être il y avait un problème. Je cessais de penser aux fêtes qui approchaient pour me concentrer sur Rory. Je me penchais sur lui pour lui faire la bise, quelque chose d'inhabituel chez moi, mais qui me permettait de lui chuchoter à l'oreille.

«Il y a un problème?» Je ne pensais pas du tout qu'il pouvait être gêné que je le trouve là. Je supposais plutôt qu'il avait repéré quelqu'un de suspect. Mais je n'eus pas le temps d'avoir la réponse à ma question. En me redressant, j'avisais quelqu'un qui s'approchait et qui ne tarda pas à saluer mon collègue. Il avait l'air de le connaître, au moins assez pour l'appeler par son prénom, un peu comme moi. Mais il faisait peut être parti de sa famille, je n'en savais rien, nous n'étions pas si intime que ça, Rory et moi. «Vous n'interrompez rien du tout, rassurez vous.»

Je n'étais pas vraiment un client. Enfin, je ne savais pas. C'était des toiles … étranges, mais pas désagréables du tout, bien au contraire. Je me demandais si je pouvais trouver quelqu'un à qui offrir ce genre de choses. Mais mon cerveau n'était plus tellement en mode cadeau en ce moment. «Je suis un ancien collègue.» Dis je à l'inconnu. Je ne savais pas encore trop quoi penser de lui. Bien sûr que je me doutais qu'il avait d'autres connaissances et amis que moi, mais Rory ne m'avait jamais parlé de rien. Il faut dire aussi que je ne lui avais jamais rien demandé.

Malaise.

Je n'ai pas vu Harvey depuis.... depuis ton enterrement, je crois. Sa présence me ramène un moment dans tout ce noir, ce blanc et ce rouge qui ont composé tes derniers moments au commissariat. Je baisse la tête, humilié de me retrouver comme le dernier des poissonniers à vendre mes babioles aux enchères. Je ne suis plus le bon petit soldat que j'étais. Je ne suis plus grand chose, aux yeux de la lois. Un simple artisan. Un simple chômeur. Un type qui omettera de mentionner le fric de la vente d'une de ces toiles bon marché à la sécurité sociale. Travail au noir. Qui l'aurait cru?

Il se penche dans un geste qui m'étonne. La bise?! Je m'écarte gêné. Ils font énormément ça, dans la famille de Cindy. À l'européenne, comme ils disent. Pas de cette partie d'Europe d'où je viens. Il ne faut pas m'en vouloir, je n'y suis simplement pas habitué. Pour me rattraper, je lui donne une claque amicale, dans le dos, comme si nous étions de vieux amis. Comme si on ne m'avait jamais comparé à ce type. Comme si ça n'avait jamais été mon supérieur.

"Un problème?"
Je baffouille. Je comprends que c'est le policier qui parle. Je comprends qu'il sent peut-être une menace. Mes yeux scru8tent anxieusement la foule. Ma nuque se hérisse. Un homme armé dans la foule? Une autre balle perdue? Je ne suis pas guéri encore. Même après tout ce temps.

Non, bien sûr que non. Juste mon attitude qui l'interpelle. Je tente de sourire, pour détendre l'atmosphère.
"Non. Non! Juste... surpris de te voir ici. Tu n'es pas en train de bosser?"

Mauvaise blague. Harvey est toujours en train de bosser.
C'est avec un soulagement palpable que j'entends mon prénom et découvre un de nos voisins.
À Darthmouth, je ne suis pas l'ex-policier. Seulement un homme au foyer, un autre chômeur comme il y en a tant, en attente d'une seconde chance.
"Hey Timo!"

Je me racle la gorge. Mon voisin se posera-t-il la question? Que faisait Rory, de ses dix doigts avant d'échouer sur la sécu?
"Hmm, Harvey, mon voisin. On a démménagé à Darthmouth, depuis. C'est sympa... Et pas très cher. Timo... un... de mres anciens collègues, oui. Tu n'interromps rien, crois-moi? Que faîtes-vous de bon, cet après-midi?"

Je me détourne, un jeune homme se dirige vers nous. Il veut une toile, c'est ça? Je lève la main pour l'interpeller. Mais c'est vers le kiosque à bijoux qu'il va. Je grimace, peut-être devrais-je attirer son attention?